Article المقال ( Novembre )

 


Hommage à Nadia Abdallah disparue il y a sept ans.
« Rien ne rend si grand qu’une grande douleur »

            



Écrit Par : Dr.NazlyFarid                                             Conseillère Psychologique 

                     



Photo : Hani Sawires


Tu sais Miloulou, je suis tombée dans la littérature quand j’étais toute petite. J’ai grandi dans une maison pleine de livres. Des rayons de « bibliothèque » avec l’œuvre complète et reliée de Victor Hugo et d’Alfred de Musset s’offraient à la vue du petit personnage de 50 centimètres que j’étais à l’époque. Chouchou et Fifi (ma mère et ma tante) dont j’ai suivi les pas, étaient abonnées à « Vient de paraître » chez l’irremplaçable Anahide Meramedjian. Férues de lecture, elles ont fréquenté ce fameux département de langue et de littérature française de l’inénarrable Faculté des Lettres. Sur les mêmes bancs, des années plus tard, deux de leurs camarades de promotion m’ont fait faire la connaissance de Nadja et Germinal.

 

Un peu d’Antigone, de Barbier de Séville à l’école sont venus se greffer dans ma petite tête à des centaines de pages de Comtesse de Ségur, d’Enid Blyton, de Hergé, de Trilby et de tant d’autres.

La lecture, la littérature, les livres et les mots étaient une sorte de prédestination !

 

En 1984, avec mon irremplaçable amie de toujours, Maha Aref, munies de nos piteux pourcentages de bac de maths, nous avons débarqué dans ce quatrième étage non moins piteux ! A l’épreuve d’entrée, nous devions pondre une rédaction. J’ai choisi de m’inventer un petit frère perdu dans la forêt, j’ai rebaptisé Queen, mon berger allemand en Reine (francophonie oblige), et j’ai noirci le papier mal recyclé de nos universités égyptiennes. Apparemment je n’écrivais pas trop mal et me voici reçue dans le sanctuaire.

 

Ce que j’ai retenu de cette journée mémorable, c’était une dame avec un chignon et un tailleur impeccablement élégants qui surveillait nos productions écrites. Ce devait sûrement être la célèbre Nahwat Abdallah qui avait succédé aux « français » à la tête de ce Département. Ma mère ne tarissait pas d’éloges sur cette « répétitrice » brillante de son époque. Je n’ai compris que bien plus tard que c’était sa sœur, qui avait épousé un français et qui a vécu des années à Paris. L’idole de mes 17 printemps était née : Nadia Abdallah.

Tu sais Miloulou, entre septembre 1984 et novembre 2013 où elle s’est éteinte, Nadia a représenté pour moi bien des choses et comblé bien des manques dont je n’étais pas encore consciente. Sept ans après je me souviens.

 

Sa maladie et sa mort ont été foudroyantes. Elle est morte sans savoir que ce même novembre de 2013, j’avais fini par donner des cours en tant que docteur ès lettres dans un sous-sol lugubre puis dans une salle de conseil poussiéreuse du troisième étage. Ce troisième étage est d’ailleurs célèbre car il accueille l’urine sacrée des doyens du paradis universitaire. (Une sombre histoire de WC interdits aux étudiants qui ne saurait trouver sa place dans des Lettres à Miloulou).

 

Pour faire court au décès d’une ex-directrice de département détentrice d’un doctorat de la Sorbonne, avec des années d’enseignement de qualité (ce qui n’était pas donné à tout le monde), des kilomètres de thèses suivies (véritablement et en profondeur pas pour exercer une autorité imbécile et ignorante) il fallait un hommage digne de sa carrière, de son humanisme et de ses ouvrages publiés chez Minard.

 

Dévastée de douleur mais aussi candide et impulsive que 26 ans auparavant quand j’allais porter plainte qu’on me faisait étudier la traduction par cœur, je pénètre dans l’antre aux vipères à sonnettes avec une fleur à la main et un mouchoir noyé de larmes.

Je propose une cérémonie d’hommage au sein de cette faculté qu’elle a loyalement servie et je me heurte à des insanités du genre : Nazly pense qu’elle va faire la loi chez nous, D. n’a pas eu droit à une cérémonie, Nadia n’en aura pas non plus !

 

Le catalogue des susceptibilités, jalousies, noirceurs, autoritarismes, imbécillités, ignorances, puérilités, complexes d’infériorité et de supériorité, fanatismes, injustices, arrogances, fourberies (de Scapin) folies du pouvoir, sadismes, médiocrités, bassesses….est disponible à la demande. En 36 ans de pratique de ce haut lieu de la littérature et des ratures, j’ai quelques compétences.

Miloulou, tu es bien d’accord avec moi que la cérémonie consacrée à feu Dr. K réouvrirait la blessure ?

 

En 1984 je débarquai donc chez ces braves gens avec la tête pleine de centaines de pages rédigées dans la langue de Voltaire (pourquoi toujours Molière ?). Une seule école à Alexandrie apprenait à ses élèves à faire un « exposé » et leur enseignait les affres de cette pauvre Madame de Clèves rongée par la culpabilité pour une faute qu’elle n’avait même pas commise. Les « ressortissants » des autres écoles tâtonnaient à l’aveuglette en essayant de comprendre ce que ces dames et un unique Monsieur leur demandaient. Tout l’art de l’enseignement consistait à s’étonner de l’ignorance des « étudiants » tout en ne leur apprenant rien !

 

Recherches, exposés, bibliothèque, La Calprenède, Gomberville, pensée arabe, dissertation, essai, 17ème siècle…Où, quoi, quand, comment, pourquoi ? Personne ne daignait nous expliquer ce que nous étions censés faire dans cette galère. Ce département n’a jamais eu de politique pédagogique commune ! Un prof à la Fac a TOUS LES DROITS et rarement des DEVOIRS. Ces Professeurs/Docteurs sont libres de leurs programmes, de leurs évaluations, de leurs méthodes, de leurs injustices, de leurs incompétences, de leurs subjectivités, de leurs arrogances, de leurs totalement injustifiées hautes idées de leurs personnes. Ils n’ont de comptes à rendre à PERSONNE.

 

Tu sais Miloulou (six ans après) j’ai enseigné la littérature chez mon cher et unique Nabi Daniel (CCF) aux prestigieux niveaux Sorbonne et j’ai eu la décence de présenter à ces adultes venus d’horizons divers une vue d’ensemble sur les genres et les mouvements littéraires. Ce « panorama » se doublait d’une explication simple du « démarrage » de la littérature au seizième siècle dans la langue que nous pouvions comprendre au vingtième. Des centaines d’étudiants du « Département » auraient vraiment apprécié une démarche pédagogique similaire. Nous avons appris « sur le tas » en subissant les « complexes » de chacun de ces braves professeurs d’université qui nous donnaient l’illusion de sortir d’un système éducatif digne des professeurs du Collège de France.

 

Heureusement qu’il y a eu le Centre Culturel. Heureusement qu’il y a eu les cours de Patrick Girard et de Mireille Roques. Heureusement qu’il y a eu les cours de SUP/Sorbonne. Heureusement qu’il y a eu Alice Bordat qui a remplacé celle qui lisait les œuvres en cours par une « insolente » de l’âge de ses enfants qui avait été à l’école Abdallah et qui savait analyser un texte et passionner des étudiants parfois sceptiques sur la littérature : la plus humaine des sciences humaines, ce « miroir qu’on promène le long du chemin ».

 

Tu sais Miloulou, en 10 ans d’enseignement, (j’ai gardé précieusement les témoignages) j’ai lu, analysé, préparé, décortiqué transmis trente-deux œuvres NOUVELLES en plus de celles que je connaissais déjà en bonne disciple de Nadia Abdallah.

 

Je ne connaissais pas encore les « institutions pathologiques » mais j’ai été à bonne école (de 1984 à 1988). Une seule et unique exception à la règle de la rue Port-Saïd : le cours de critique littéraire dispensé par Nadia Abdallah en 1987 puis le cours de roman du vingtième siècle en 1988 dispensé par la même Nadia Abdallah. Quelle passion ! Quel art ! Quelle tolérance ! Quelle modestie ! Quel bagage littéraire ! Elle n’avait certes pas que des qualités, son extrême susceptibilité lui valait parfois des comportements incompris MAIS MAIS MAIS elle avait tout ce dont pouvait rêver des étudiants de littérature française assoiffés « d’apprentissage » et non d’arrogance littéraire mal placée avec parfois une médiocrité linguistique grave : « ce devoir est très compétent » !

 

Nadia Abdallah volait nettement plus haut ! Elle ne jetait pas de la poudre aux yeux, elle ne faisait pas semblant, elle n’étalait pas ses connaissances, elle ne se mêlait pas de la tenue vestimentaire de ses étudiants, elle n’utilisait pas la langue arabe dans ses cours, elle n’a enseigné qu’à ma demande l’auteur de son brillantissime doctorat, elle n’a pas répété pendant 30 ans les mêmes choses concernant un seul et unique auteur, elle ne faisait pas de prosélytisme, elle ne divaguait pas en s’éloignant du programme pour étaler sa culture, elle ne dictait pas pendant deux heures, elle ne s’imaginait pas présidente de jury de thèse en critiquant avec mépris les productions des malheureux étudiants, elle ne pratiquait aucune méthode sadique, elle ne donnait aucun conseil religieux, elle n’arrivait pas avec une heure trente de retard en jetant négligemment son porte-clé en or sur le bureau, elle n’a pas fait de thèse sur un islamologue, elle n’improvisait pas, elle ne se permettait pas de mettre un 53/75 à une étudiante brillante par solidarité envers une collègue incompétente, elle ne demandait pas d’apprentissage par cœur, elle ne voulait pas séparer les filles des garçons (rarissimes dans ce cursus universitaire qui n’était qu’un prolongement de cursus scolaire : Oui Madame, aurevoir Madame, je peux faire mon cartable Madame ?), elle ne faisait pas d’erreurs en parlant, elle n’occupait pas les deux heures de cours par le travail des étudiants sans rien leur ajouter, elle ne roucoulait pas remplaçant le R par un غ, elle ne disait pas  « Napolion » , elle ne voulait pas prouver que le soleil d’Allah avait brillé sur l’Occident, elle n’avait pas de rire hystérique qui terrorisait la population, elle ne choisissait pas d’œuvre à la con qui n’intéressait personne, elle n’était pas avare de ses connaissances, elle ne refusait pas de nommer des répétitrices aux brillants résultats en craignant la rivalité, elle n’était pas malade de pouvoir, elle n’avait pas les dents longues, elle n’était pas dans le complot de concierges, elle n’était pas de mauvaise foi, elle n’avait aucune « méchanceté », elle n’était pas « vache » , elle n’était pas injuste, elle n’était pas imbécile, elle n’était pas avare d’encouragements,  elle n’avait pas de « multiples occupations » pour les jurys de thèse, elle ne promenait pas son sadisme cynique pendant les soutenances, elle ne rabaissait pas les candidats de sa collègue après un crêpage de chignons académiques, elle ne se targuait pas de tout savoir, elle ne refusait pas les contradictions…

 

Elle était respectueuse, elle était méticuleuse, elle était juste, elle était généreuse, elle était élégante, elle était consciencieuse, elle était cultivée. Elle était mon modèle de littéraire, elle était mon idéal d’enseignement.

 

Tu sais Miloulou, elle est la seule à avoir cru en moi à une époque où moi-même avais des doutes. De 1988 où j’ai décroché ma licence à 2010 où j’ai soutenu ma thèse de doctorat, elle a toujours été là pour rétablir une justice bafouée, pour m’encourager, pour me conseiller, pour me laisser puiser dans son vaste savoir…Elle, qui n’avait pas eu d’enfant, a été ma « bonne maman » (les psys comprendront). De 1998 à 2009 elle jamais renoncé à me voir docteur ès lettres, n’a cessé d’écrire que je continuais ma documentation

 

Je te raconterai plus tard (à toi seule) : les mémoires d’années préparatoires, les méthodologies, les références culturelles, les simulacres de soutenance, la littérature maghrébine, la stylistique, la linguistique, les figures de style, les « c’est dommage », les « tu dois continuer », le 0 fautes de Pivot, les plantes de la salle des profs, leurs bibliothèques, les virgules, les notes de bas de pages, les candidats aux résultats garantis, les membres des jurys, les résultats des rapporteurs, les lubies des rapporteurs, les « chez nous », le désespoir des thésards, l’impuissance devant la machine qui broie…

 

Malgré les apparences Miloulou, je ne souhaite pas susciter (une fois de plus) la polémique, en guise de deuxième oraison funèbre je veux rendre à Nadia ce qui est à Nadia sept ans après. Elle ne méritait pas, à sa disparition, le silence assourdissant de cette faculté que je m’abstiendrai de qualifier.

Dans les murs de la salle de spectacles du CCF, il y a eu des hommages et des témoignages. Le mien est là.

https://www.youtube.com/watch?v=kjOuE97seMc&list=UUaYGRNh2jrou2yQyAsf9dVg&index=11

https://www.youtube.com/watch?v=JB0MKITPJPI&list=UUaYGRNh2jrou2yQyAsf9dVg&index=12

https://www.youtube.com/watch?v=VUXQhaYR57E&list=UUaYGRNh2jrou2yQyAsf9dVg&index=13

Je voulais être là pour elle comme elle l’a été pour moi.


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